Citations sur granit

Une collection de citations sur le thème de granit, tout, autre, grand.

Citations sur granit

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“Je défais le lit et je m’allonge sur le matelas nu, supposant qu’un malaise va s’emparer de moi à sentir le fantôme d’un autre homme subsister dans ses odeurs et les débris de sa vie. Mais je ne ressens rien de pareil : la chambre me paraît toujours aussi connue. Le bras sur la figure, je m’aperçois que je glisse dans le sommeil. Il se peut que le monde tel qu’il est ne soit pas une illusion, ni le mauvais rêve d’une nuit. Il se peut que l’éveil qui nous y projette soit inéluctable, que nous ne puissions ni l’oublier ni nous en dispenser. Mais j’ai toujours autant de mal à croire que la fin est proche. Si les barbares faisaient irruption maintenant, je mourrais dans mon lit, j’en suis sûr, aussi stupide et ignorant qu’un bébé. Il serait encore plus approprié qu’on me surprenne en bas, dans le cellier, une cuiller à la main, la bouche pleine de confiture de figues fauchée dans le dernier bocal de l’étagère : on pourrait alors couper et jeter sur le tas de têtes amoncelées sur la place une tête qui porterait encore une expression coupable, peinée, étonnée de cette irruption de l’Histoire dans le temps immobile de l’oasis. A chacun la fin qui lui convient le mieux. Certains se feront prendre dans des abris creusés sous leur cave, serrant leur trésor contre leur sein, fermant les yeux de toutes leurs forces. D’autres mourront sur la route, aux prises avec les premières neiges de l’hiver. De rares individus mourront peut-être en combattant, armés de fourches. Après moi, les barbares se torcheront avec les archives de la ville. Jusqu’à la fin, nous n’aurons rien appris. Il semble y avoir chez nous tous, au fond de nous, quelque chose de l’ordre du granit, qui résiste à l’enseignement. Bien que la panique déferle dans les rues, personne ne croit vraiment que le monde de certitudes tranquilles qui nous a accueillis à notre naissance est sur le point de disparaître. Personne ne peut accepter qu’une armée impériale ait été anéantie par des hommes armés d’arcs, de flèches et de vieux fusils rouillés, qui vivent dans des tentes, ne se lavent jamais et ne savent ni lire ni écrire. Et qui suis-je pour ricaner d’illusions qui aident à vivre? Est-il meilleure façon de passer ces jours ultimes que de rêver d’un sauveur, l’épée brandie, qui disperserait les armées ennemies, nous pardonnerait les erreurs commises par d’autres en notre nom et nous accorderait une seconde chance de bâtir notre paradis terrestre? Couché sur le matelas nu, je m’applique à animer une représentation de moi-même en nageur, nageant infatigablement, à longues brasses égales, dans le fluide du temps – un fluide plus inerte que l’eau, dépourvu de remous, s’insinuant partout, sans couleur, sans odeur, sec comme du papier.”

J. M. Coetzee (1940) romancier et professeur en littérature sud-africain

En attendant les barbares , Angleterre 1980, Afrique du Sud 1981

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“Une clameur nouvelle, plus forte et plus longue, s’éleva d’entre les deux tutélaires colonnes de granit, pendant que la barque royale abordait à la Piazzetta noire de peuple. Quand le bruit cessait, la foule épaisse avait des remous; et les galeries du Palais des Doges s’emplissaient d’une rumeur confuse, pareille au bourdonnement illusoire qui anime les volutes des conques marines. Puis, tout à coup, la clameur rejaillissait dans l’air limpide, montait se briser contre la légère forêt marmoréenne, franchissait les têtes des hautes statues, atteignait les pinacles et les croix, se dispersait dans le lointain crépusculaire. Puis, c’était une autre pause pendant laquelle, imperturbable, dominant l’agitation inférieure, continuait l’harmonie multiple des architectures sacrées et profanes où couraient comme une agile mélodie les modulations ioniques de la Bibliothèque et s’élançait comme un cri mystique la cime de la tour nue. Et cette musique silencieuse des lignes immobiles était si puissante qu’elle créait le fantôme presque visible d’une vie plus belle et plus riche, superposé au spectacle de la multitude inquiète. Celle-ci sentait la divinité de l’heure; et, lorsqu’elle acclamait cette forme nouvelle de la royauté abordant au rivage antique, cette fraîche Reine blonde qu’illuminait un inextinguible sourire, peut-être exhalait-elle son obscure aspiration à dépasser l’étroitesse de la vie vulgaire et à recueillir les dons de l’éternelle Poésie épars sur les pierres et sur les eaux.”

Romans, Le Feu, 1900

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“Les longues nuits semblaient ne s'écarter qu'à regret de la ville, pour quelques heures. Une grise lumière d'aube ou de crépuscule filtrant à travers le plafond de nuées d'un blanc sale se répandait alors sur les choses comme le reflet appauvri d'un lointain glacier. La neige même, qui continuait à tomber, était sans lumière. Cet ensevelissement blanc, léger et silencieux s'étendait à l'infini dans l'espace et le temps. Il fallait déjà allumer les veilleuses vers trois heures. Le soir épaississait sur la neige des tons de cendre, des bleus opaques, des gris tenaces de vieilles pierres. La nuit s'imposait, inexorable et calmante : irréelle. Le delta reprenait dans ces ténèbres sa configuration géographique. De noires falaises de pierre, cassées en angles droits, bordaient les canaux figés. Une sorte de phosphorescence sombre émanait du large fleuve de glace.

Parfois les vents du nord, venus du Spitzberg et de plus loin encore, du Groenland peut-être, peut-être du pôle par l'Océan arctique, la Norvège, la mer Blanche, poussaient leurs rafales sur l'estuaire morne de la Neva. Le froid mordait
tout à coup le granit, les lourdes brumes venues du sud par la Baltique s'évanouissaient tout à coup et les pierres, la terre, les arbres dénudés se couvraient instantanément de cristaux de givre dont chacun était une merveille à peine visible, faite de nombres, de lignes de force et de blancheur. La nuit changeait de face, dépouillant ses voiles d'irréalité. L'étoile polaire apparaissait, les constellations ouvraient l'immensité du monde. Le lendemain, les cavaliers de bronze sur leurs socles de pierre, couverts d'une poudre d'argent, semblaient sortir d'une étrange fête; les hautes colonnes de granit de la cathédrale Saint-Isaac, son fronton peuplé de saints et jusqu'à sa massive coupole dorée, tout était givré. Les façades et les quais de granit rouge prenaient, sous ce revêtement magnifique, des teintes de cendre rose et blanche. Les jardins, avec les filigranes purs de leurs ■ branchages, paraissaient enchantés. Cette fantasmagorie ravissait les yeux des gens sortis de leurs demeures étouffantes ainsi qu'il y a des millénaires, les hommes vêtus de fourrures sortaient peureusement l'hiver des chaudes cavernes pleines d'une bonne puanteur animale.

Pas une lumière dans des quartiers entiers. Des ténèbres préhistoriques.”

Victor Serge (1890–1947) anarchiste, écrivain révolutionnaire, journaliste, essayiste, poète et traducteur russe
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“Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. L'existence des héros, celle qu'on nous raconte, est simple; elle va droit au but comme une flèche. Et la plupart des hommes aiment à résumer leur vie dans une formule, parfois dans une vanterie ou dans une plainte, presque toujours dans une récrimination; leur mémoire leur fabrique complaisamment une existence explicable et claire. Ma vie a des contours moins fermes…
Le paysage de mes jours semble se composer, comme les régions de montagne, de matériaux divers entassés pêle-mêle. J'y rencontre ma nature, déjà composite, formée en parties égales d'instinct et de culture. Ça et là, affleurent les granits de l'inévitable; partout, les éboulements du hasard. Je m'efforce de reparcourir ma vie pour y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d'or, ou l'écoulement d'une rivière souterraine, mais ce plan tout factice n'est qu'un trompe-l'oeil du souvenir. De temps en temps, dans une rencontre, un présage, une suite définie d'événements, je crois reconnaître une fatalité, mais trop de routes ne mènent nulle part, trop de sommes ne s'additionnent pas. Je perçois bien dans cette diversité, dans ce désordre, la présence d'une personne, mais sa forme semble presque toujours tracée par la pression des circonstances; ses traits se brouillent comme une image reflétée sur l'eau. Je ne suis pas de ceux qui disent que leurs actions ne leur ressemblent pas. Il faut bien qu'elles le fassent, puisqu'elles sont ma seule mesure, et le seul moyen de me dessiner dans la mémoire des hommes, ou même dans la mienne propre; puisque c'est peut-être l'impossibilité de continuer à s'exprimer et à se modifier par l'action que constitue la différence entre l'état de mort et celui de vivant. Mais il y a entre moi et ces actes dont je suis fait un hiatus indéfinissable. Et la preuve, c'est que j'éprouve sans cesse le besoin de les peser, de les expliquer, d'en rendre compte à moi-même. Certains travaux qui durèrent peu sont assurément négligeables, mais des occupations qui s'étendirent sur toute la vie ne signifient pas davantage. Par exemple, il me semble à peine essentiel, au moment où j'écris ceci, d'avoir été empereur…"" (p.214)”

Marguerite Yourcenar (1903–1987) écrivaine française

Les Yeux ouverts : Entretiens avec Matthieu Galey

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“Les premiers monuments funéraires étaient constitués pas des dolmens, des mégalithes et des menhirs, puis apparurent, comme une grande page ouverte en relief, les niches, les autels, les tabernacles, les cuves en granit, les bacs en marbre, les couvercles ouvragés ou lisses, les colonnes doriques, ioniques, corinthiennes, les cariatides, les frises, les acanthes, les entablements et les frontons, les fausses voûtes, les vrais voûtes, et aussi les pans de mur montés avec des briques superposées, les murs cyclopéens, les meurtrières, les rosaces, les gargouilles, les grandes fenêtres, les tympans, les pinacles, les dallages, les arcs-boutants, les piliers, les pilastres, les statues gisantes représentant des hommes en armure avec heaume et épée, les chapiteaux historiés et non historiés, les grenades, les fleurs de lys, les immortelles, les clochers, les dômes, les statues gisantes représentant des femmes aux seins comprimés, les peintures, les arches, les chiens fidèles couchés, les enfants emmaillotés, les porteuses d’offrandes, les pleureuses voilées, les aiguilles, les nervures, les vitraux, les tribunes, les chaires, les balcons, d’autres tympans, d’autres chapiteaux, d’autres arcs, des anges aux ailes éployées, des anges aux ailes tombantes, des médaillons, des urnes vides ou couronnées de flammes de pierre, ou laissant sortir un crêpe languide, des mélancolies, des larmes, des hommes majestueux, des femmes magnifiques, des enfants adorables fauchés dans la fleur de l’âge, des vieillards qui ne pouvaient plus attendre, des croix entières et des croix brisées, des échelles, des clous, des couronnes d’épines, des lances, des triangles énigmatiques, une insolite colombe marmoréenne, des bandes de pigeons authentiques volant en cercle autour de la nécropole. Et puis le silence. Un silence uniquement brisé de temps en temps par les pas de quelque amant de la solitude, occasionnel et soupirant, qu’une tristesse soudaine arrache aux environs bruyants où l’on entend encore des pleurs au bord d’une tombe et où l’on dépose des bouquets de fleurs fraîches, encore humides de sève, un silence qui traverse pour ainsi dire le cœur même du temps, ces trois mille ans de sépultures de toutes les formes, conceptions et configurations imaginables, unies dans le même abandon et la même solitude car les douleurs qui en sont nées un jour sont trop anciennes pour avoir encore des héritiers..”

Tous les noms (Todos os nomes), 1997