“J'ai dit que les Arabes avaient traduit, et beaucoup traduit. Cela veut dire d'une part qu'ils ont transmis l'héritage grec à l'Occident, dans tous les domaines : médecine, mathématiques, philosophie, à tel point que celui-ci a contracté envers le monde arabe une dette culturelle énorme. […] Cette dette était encore reconnue (à tous les sens du mot « reconnaissance ») par le Moyen Âge de Gerbert d'Aurillac, de Roger Bacon, de Frédéric II de Sicile. […] L'admiration pour le trésor de réflexion et de savoir venu des Arabes n'empêchait d'ailleurs pas une polémique ferme sur la doctrine. […] Quoi qu'il en soit, rappeler l'importance des traductions arabes ne veut en aucun cas dire que les Arabes se seraient contentés de transmettre passivement des livres dont le contenu leur serait demeuré scellé. Tout au contraire, ils ont également été des créateurs. Ils ont prolongé, parfois très loin, le savoir qu'ils recevaient. […] La reprise d'un contact direct avec l'héllénisme byzantin entraina un court-circuit culturel : on pouvait sauter par dessus les intermédiaires arabes. […] Tout est en place pour que se développe une dénégation systématique et globale de l'héritage arabe. […] La conscience d'une dette resta cependant encore claire pour les grands orientalistes de la Renaissance et du [XVII, e], Postel, Pococke, ou Fontialis. Mais elle a été refoulée des mémoires à l'époque des Lumières, puis au [XIX].” Rémi Brague (1947) philosophe français Europe : La voie romaine, 1992 lumière , mémoire , mathématiques , reconnaissance
“L'orientaliste regarde l'Orient de haut, avec l'intention de saisir dans sa totalité le panorama qui s'étale sous ses yeux : culture, religion, esprit, histoire, société. Pour cela, il doit voir chaque détail à travers le dispositif d'un ensemble de catégories réductrices (les Sémites, l'esprit musulman, l'Orient, etc.). Puisque ces catégories sont avant tout schématiques et visent l'efficacité, et puisque qu'aucun Oriental ne peut se connaître lui-même comme le connaît un orientaliste, toute vision de l'Orient en vient à reposer, en fin de compte, pour sa cohérence, et sa force, sur la personne, l'institution ou le discours dont elle est la propriété. Toute vision globale est fondamentalement conservatrice, et nous avons noté de quelle manière, dans l'histoire des idées de l'Occident sur le Proche-Orient, ces idées se sont maintenues sans tenir compte des témoignages qui les contredisaient.” Edward Said livre L'Orientalisme Orientalism
“(…) aucun des grands périodiques consacrés aux études arabes n'est publié actuellement dans le monde arabe, aucune des institutions d'enseignement arabe n'est capable de rivaliser avec des centres comme Oxford, Harvard, UCLA dans l'étude du monde arabe, moins encore dans n'importe quel domaine non oriental. Résultat à prévoir : les étudiants orientaux (et les professeurs orientaux) souhaitent toujours venir s'asseoir aux pieds des orientalistes américains, avant de répéter devant le public local les clichés que j'ai décrits comme des dogmes de l'orientalisme. Avec un système de reproduction comme celui-ci, il est inévitable que le savant oriental se serve de sa formation américaine pour se sentir supérieur à ses compatriotes, du fait qu'il est capable de maîtriser le système orientaliste; dans ses relations avec ses supérieurs, les orientalistes européens ou américains, il ne sera qu' "informateur indigène". Et c'est bien en cela que consiste son rôle en Occident, s'il a la chance d'y rester une fois ses études supérieurs terminés.” Edward Said livre L'Orientalisme Orientalism
“Les orientalistes qui soutiennent l’hypothèse d’une origine non musulmane du Soufisme soulignent généralement le fait que la doctrine soufique n’apparaît pas, dans les premiers siècles de l’Islam, avec tous les développements métaphysiques qu’elle comportera par la suite. Mais cette remarque, pour autant qu’elle est valable à l’égard d’une tradition ésotérique – donc se transmettant surtout par un enseignement oral –, prouve le contraire de ce qu’ils prétendent, car les premiers Soufis s’expriment dans un langage très proche du Coran, et leurs expressions concises et synthétiques impliquent déjà tout l’essentiel de la doctrine. Si celle-ci devient, par la suite, plus explicite et plus élaborée, il n’y a là qu’un fait normal et propre à toute tradition spirituelle : la littérature doctrinale augmente, non pas tant par l’apport de nouvelles connaissances que par la nécessité d’endiguer les erreurs et de ranimer une intuition faiblissante.” Titus Burckhardt (1908–1984) Introduction to Sufi Doctrine