“De mon amour, je ne palpe que des tissus conjonctifs emplis de pus, dont la seule pression me fait crier. Cette nuit-ci, je dis adieu à une moitié de moi-même. Qui dériva au large, en silence. Entre les bords des plaies repoussaient, germaient de nouveaux tissus. Difformes et hideux. Dans l’obscurité, je faisais attention à mes mouvements. Immobile, Lucille. Ne pas bouger. Pourtant quelque chose bougeait, quelque chose que j’identifiait mal, que je ne voulais pas reconnaître. Qui rampait dans l’ombre.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Le soleil de septembre ensanglantait les érables, rougissait son sourire. Philippe m’embrassa sur le banc de notre rencontre. Derrière ses cheveux blonds, je voyais les marronniers jaunes bouger lentement.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“J’ai longtemps écouté ses pas décroître en crissant sur le sol gelé. La bouche cerise de Tom a dit Maman, alors là, non, on ne peut pas résister. On s’agenouille, on le prend dans ses bras. On le presse contre soi à l’étouffer.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Mes chaussures écrasent les feuilles mortes. On dirait un jeu de cartes grandiose qui eût égaré au sol toutes ses figures géométriques. Voilà qui aurait plu à Phi, à ce joueur de poker. Du pique, du trèfle. Je froisse des feuilles de ginko-biloba, de marronniers. Avec Tom, nous sautillons parmi les tas de feuilles. Roi dame, valet. Autant de cartes, autant de souvenirs. Du bout des semelles, je bats les cartes comme des visages. Certains sont flous comme ceux de mes trois frères, je me souviens juste qu’ils étaient tous trois bien plus grands que mon père … Mon père, ses yeux sombres…” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Impossible d’avoir un œil juste sur le passé. Leurs morceaux du passé sont comme les vitraux d’églises, enchâssés dans du plomb : autant de vues que de couleurs …” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Ah, les huîtres! Ne pas ignorer qu’on asperge leurs chairs écartelées d’acide. Et surtout qu’on les mange vivantes. Sous le citron les entrailles déchirées se rétractent de douleur. Mâche, déchire leurs organes palpitants. Je crois que je serais capable ce soir de manger du homard vivant. Et du crabe. Et des moules. Tous ces animaux froids, mous, lisses, encore imprégnés de la saumure de l’océan. Crus. Vivants.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Elle m’ouvrit la porte. Sa chevelure frais teint en orange surmontait un tablier autant orange, un tablier hideux vraiment, avec des pâquerettes velues aux tiges tordues.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Phi, mon pauvre Phi, t’auras beau faire, beau dire, je serai toujours une belle porcelaine, toujours fêlée. Ça fuira toujours Phi.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“J’ai versé du café lyophilisé dans la tasse. La poudre forme une tache noire dans l’eau chaude. Un soleil noir qui s’étend, s’étend en longs filaments. Les longs tentacules bruns envahissent tout le liquide, toute la cuisine.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Lucille, écroulée sur le lit. Lucille, hoquetant, suffoquant. Où peut-on trouver autant de noir pour gribouiller sur l’existence des humains?” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Il secoue la tête voulant dire non. Un NON froid, bleu et colossal qui se dresse devant moi. Me barre la route.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Eh, oui, Lucille cet ancien grumeau, enfin intégrée, malaxée, dans la pâte chaude de la Société. Après tout, guère compliqué, je me dis en gravissant les marches : suffit de rentrer dans la boîte et couic-couic de couper tout ce qui dépasse.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Figures de proues, les souvenirs surgissaient sans cesse dans le liquide du quotidien. Mon passé ne cessait me tendre des miroirs, où se reflétaient paroles, odeurs, gestes. Oublier. Tout? Est-ce qu’on peut seulement? Et puis la mémoire serait peut-être la seule protestation contre la maladie mentale? Ne rien se rappeler, c’est entendre tinter derrière soi le grelot de la folie. Oui mon passé est là, impérieux, pressant. Un énorme paquet encombrant. D’accord, d’accord, Lucille se mutilait parce qu’elle souffrait trop. Bien. Parce que la douleur physique en remplaçait une autre plus grande, encore. Bon. Et alors? Ce passé, quoi en faire aujourd’hui? Vieilles souffrances, plaies, quel sens leur donner?” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Quand j’ai remis ma chemise, je me suis rendu compte qu’elle sentait … Oui une odeur de transpiration végétale. La même que celle de… de … ma mère … Oui, Lucille sur une île blanche avec autour du bleu. Que du bleu. Devant, derrière. De temps à autre, je recevais de mon passé des bouteilles avec du papier jauni dedans. Et, là, c’est le présent qui tambourine à la porte.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“On rentrait, ressortait avec de grands sacs blancs, comme des ailes de cygne, laissant derrière nous l’empreinte indélébile de l’ylang-ylang.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Pourquoi ce rejet de la mort? Pourquoi ne parle-t-on que de la naissance de l’homme, jamais de son agonie? Moi, mon agonie sera l’expérience de ma vie. Je m’y préparais tous les jours. Oh oui. Elle sera le retour dans le temps fœtal, la vague, le terreau.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Chaque instant que je passe avec mon fils est clair, pur, comme le givre le matin au pied des racines. Un présent tout neuf, page blanche et vierge, pour une nouvelle Lucille.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Les travaux ménagers laissèrent donc place à une activité bien plus passionnante : la sculpture sur bois. Pourquoi le bois, cette matière tourmentée faite de fibres, s’enchevêtrant, se superposant? Peut–être parce que c’est un matériau qui asservit l’Artiste, condamné à respecter le sens des fibres du bois, à suivre leurs angoisses.” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003
“Février secoue un colossal édredon du ciel. Les flocons tombent, tombent, sur mon ventre de sept mois. Toute la neige semble dire, laisse, Lucille, oublie, oublie …” Anne Calife La déferlante La déferlante, 2003