Frithjof Schuon: Tout (Page 2)

Frithjof Schuon était métaphysicien, théologien et philosophe suisse. Explorez des citations intéressantes sur tout.
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“Ce qui caractérise, entre autres, l'esprit rationaliste, c'est un sens critique rétrospectif, non prospectif; la psychose de la « civilisation » et du « progrès » en témoignent à satiété. De toute évidence, le sens critique est en lui même un bien qui s'impose, mais il exige un contexte spirituel qui le justifie et le proportionne. Il n'y a rien de surprenant à ce que l'esthétique des rationalistes n'admette que l'art de l'Antiquité classique, lequel inspira en fait la Renaissance, puis le monde des encyclopédistes, de la Révolution française et, très largement, tout le XIXe siècle; or cet art — que d'ailleurs Platon n'appréciait pas — frappe par sa combinaison de rationalité et de passion sensuelle : son architecture a quelque chose de froid et de pauvre — spirituellement parlant — tandis que sa statuaire manque totalement de transparence métaphysique et partant de profondeur contemplative. C'est tout ce que des cérébraux invétérés peuvent désirer.

Un rationaliste peut avoir raison — l'homme n'étant pas un système clos — avons-nous dit plus haut. On rencontre en effet, dans la philosophie moderne, des aperçus valables; n'empêche que leur contexte général les compromet et les affaiblit. Ainsi, l'« impératif catégorique » ne signifie pas grand chose de la part d'un penseur qui nie la métaphysique et avec elle les causes transcendantes des principes moraux, et qui ignore que la moralité intrinsèque est avant tout notre conformité à la nature de l'Être.”

The Transfiguration of Man

“[…] Dans cette question des limites de fait ou de droit du sentiment patriotique, il convient de rappeler tout d’abord qu’il y a patrie et patrie : il y a celle de la terre et celle du Ciel; la seconde est prototype et mesure de la première, elle lui donne son sens et sa légitimité. C’est ainsi que dans l’enseignement évangélique l’amour de Dieu prime, et peut par conséquent contredire, l’amour des proches parents, sans qu’il y ait là aucune offense à la charité; la créature doit d’ailleurs être aimée « en Dieu », c’est à dire que l’amour ne lui appartient jamais en entier. Le Christ ne s’est soucié que de la Patrie céleste, qui « n’est pas de ce monde »; c’est suffisant, non pour renier le fait naturel d’une patrie terrestre, mais pour s’abstenir de tout culte abusif – et avant tout illogique – du pays d’origine. Si le Christ a désavoué les attachements temporels, il n’en a pas moins admis les droits de la nature, dans le domaine qui est le leur, droits éminemment relatifs qu’il ne s’agit pas d’ériger en idoles; c’est ce que saint Augustin a magistralement traité, sous un certain rapport tout au moins, dans Civitas Dei. Le patriotisme normal est à la fois déterminé et limité par les valeurs éternelles; « il ne s’enfle point » et ne pervertit pas l’esprit; il n’est pas, comme le chauvinisme, l’oubli officiel de l’humilité et de la charité en même temps que l’anesthésie de toute une partie de l’intelligence; restant dans ses limites, il est capable de susciter les plus belles vertus, sans être un parasite de la religion.
Il faut se garder des interprétations abusives du passé historique; l’œuvre de Jeanne d’Arc n’a rien à voir avec le nationalisme moderne, d’autant que la sainte à suivi l’impulsion, non point d’un nationalisme naturel – ce qui eût été légitime – mais celle d’une volonté céleste, qui voyait loin. La France fut pendant des siècles le pivot du Catholicisme; une France anglaise eût signifié en fin de compte une Europe protestante et la fin de l’Eglise catholique; c’est ce que voulurent prévenir les « voix ». L’absence de toute passion, chez Jeanne, ses paroles sereines à l’égard des Anglais, corroborent pleinement ce que nous venons de dire et devrait suffire pour mettre la sainte à l’abri de toute imposture rétrospective (1). […]
1 – De même, l’étendard de Jeanne fut tout autre chose qu’un drapeau révolutionnaire unissant, dans un même culte profane, croyants et incroyants.
["Usurpations du sentiment religieux", Études Traditionnelles, décembre 1965. ]”

The Transfiguration of Man
Variante: [... ] Dans cette question des limites de fait ou de droit du sentiment patriotique, il convient de rappeler tout d’abord qu’il y a patrie et patrie : il y a celle de la terre et celle du Ciel; la seconde est prototype et mesure de la première, elle lui donne son sens et sa légitimité. C’est ainsi que dans l’enseignement évangélique l’amour de Dieu prime, et peut par conséquent contredire, l’amour des proches parents, sans qu’il y ait là aucune offense à la charité; la créature doit d’ailleurs être aimée « en Dieu », c’est à dire que l’amour ne lui appartient jamais en entier. Le Christ ne s’est soucié que de la Patrie céleste, qui « n’est pas de ce monde »; c’est suffisant, non pour renier le fait naturel d’une patrie terrestre, mais pour s’abstenir de tout culte abusif – et avant tout illogique – du pays d’origine. Si le Christ a désavoué les attachements temporels, il n’en a pas moins admis les droits de la nature, dans le domaine qui est le leur, droits éminemment relatifs qu’il ne s’agit pas d’ériger en idoles; c’est ce que saint Augustin a magistralement traité, sous un certain rapport tout au moins, dans Civitas Dei. Le patriotisme normal est à la fois déterminé et limité par les valeurs éternelles; « il ne s’enfle point » et ne pervertit pas l’esprit; il n’est pas, comme le chauvinisme, l’oubli officiel de l’humilité et de la charité en même temps que l’anesthésie de toute une partie de l’intelligence; restant dans ses limites, il est capable de susciter les plus belles vertus, sans être un parasite de la religion.
Il faut se garder des interprétations abusives du passé historique; l’œuvre de Jeanne d’Arc n’a rien à voir avec le nationalisme moderne, d’autant que la sainte à suivi l’impulsion, non point d’un nationalisme naturel – ce qui eût été légitime – mais celle d’une volonté céleste, qui voyait loin. La France fut pendant des siècles le pivot du Catholicisme; une France anglaise eût signifié en fin de compte une Europe protestante et la fin de l’Eglise catholique; c’est ce que voulurent prévenir les « voix ». L’absence de toute passion, chez Jeanne, ses paroles sereines à l’égard des Anglais, corroborent pleinement ce que nous venons de dire et devrait suffire pour mettre la sainte à l’abri de toute imposture rétrospective (1). [... ]

1 – De même, l’étendard de Jeanne fut tout autre chose qu’un drapeau révolutionnaire unissant, dans un même culte profane, croyants et incroyants.

"Usurpations du sentiment religieux", Études Traditionnelles, décembre 1965.

“Comme le Christianisme, l'Islam enseigne que Jésus n'a pas eu de père humain, qu'il est « Parole de Dieu », qu'il est né d'une Vierge et que lui et cette Vierge-Mère ont le privilège unique de ne pas avoir été « touchés par le diable » au moment de leur naissance, ce qui indique l'Immaculée Conception; comme il est impossible même au point de vue musulman que tous ces privilèges incomparables n'aient une signification secondaire, qu'ils ne se soient produits qu'« en passant » et sans laisser de traces décisives, les chrétiens se demanderont comment les musulmans peuvent sans contradiction concilier cette sublimité avec la foi en un Prophète subséquent. Pour le comprendre, - tout argument métaphysique mis à part, - il faut tenir compte de ceci: le Monothéisme intégral comporte deux lignées distinctes, israélite l'une et ismaélienne l'autre; or, alors que dans la lignée israélite Abraham se trouve pour ainsi dire renouvelé ou remplacé par Moïse, - la Révélation sinaïtique étant comme un second commencement du Monothéisme, - Abraham reste toujours le Révélateur primordiale et unique pour les fils d'Ismaël. Le miracle sinaïtique appelait le miracle messianique ou christique : c'est le Christ qui, à un certain point de vue, clôt la lignée mosaïque et clôt la Bible, glorieusement et irrévocablement. Mais ce cycle allant de Moïse à Jésus, ou du Sinaï à l'Ascension, n'englobe précisément pas tout le Monothéisme : la lignée ismaélienne, et toujours abrahamique, se situait en dehors de ce cycle et restait en quelque sorte disponible; elle appelait à son tour un achèvement glorieux, de caractère non sinaïtique et christique, mais abrahamique et mohammédien, et en un certain sens « désertique » et « nomade »”

Form and Substance in the Religions

“Les « preuves » philosophiques, ou plus particulièrement celles qui sont censées se prouver elles-mêmes en objectivant illusoirement le « point de départ » ou la « présupposition initiale », ne prouvent qu’une chose, à savoir la fausseté radicale du point de vue dont elles dérivent; cette tentative de la pensée formelle et finie de saisir, par ses propres moyens, sa racine transcendante, donc supra-formelle et infinie, est aussi absurde que serait l’essai d’un œil de se voir lui-même; dans les deux cas, il y a contradiction foncière. Les « théoriciens de la connaissance » sont évidemment les premiers à affirmer que la sagesse traditionnelle n’est pas arrivée à « résoudre » les « grands problèmes » de l’« esprit humain »; en réalité, il n’y a pas de problèmes pour elle et elle n’a donc jamais eu à en résoudre; son rôle consiste, sur le plan doctrinal tout au moins, à exprimer des vérités, et non pas à répondre arbitrairement à des questions mal posées. Au demeurant, rien n’est plus commode ni plus consolant, lorsqu’on se trouve dans un cercle vicieux, que de prétendre, soit que les autres s’y trouvent également, soit qu’ils sont incapables de s’y trouver; d’aucuns iront même jusqu’à rejeter la responsabilité de leur impuissance sur l’intelligence même, et l’aboutissement d’une telle attitude sera cette philosophie grossièrement imaginative, prétendument « concrète » et souvent effrontément « lyrique » dans laquelle nombre de « penseurs » croient découvrir des consonances « archaïques » autant que du génie; c’est la faiblesse intellectuelle qui, conformément d’ailleurs aux tendances générales de notre époque, se pose en art et en mystique.”

“On ne peut s'empêcher de constater [que l'Occidental religieux] perd en pratique volontiers de vue les tendances fondamentales de sa foi, c'est-à-dire qu'il se retranche derrière les alternatives simples de la morale et des exigences de la pratique religieuse tout en trahissant, en sa qualité de « civilisé », les tendances mêmes qui sont à la base et de ces alternatives et de cette pratique. La machine est une bonne chose, pourvu qu'on aime Dieu; la république est un bien, pourvu qu'elle favorise la religion; que la machine tue de facto l'amour de Dieu, et que la république étouffe de facto la religion, ne semble pas effleurer l'esprit de l'immense majorité des croyants. Si on est finalement obligé de constater ces effets néfastes, on accusera d'abord la nature humaine et ensuite quelque déchéance imaginaire de la religion; on accusera jamais les causes réelles, considérées a priori comme neutre parce que situées en dehors des alternatives morales simplistes et des règles pratiques auxquelles on a réduit la religion, et en dehors aussi de la pure théologie. Et comme le monde de la machine – « chrétien » selon certains puisque la machine ne commet point d'adultère et puisque toute chose efficace doit provenir du Christianisme –, comme ce monde s'impose partout pour des raisons matérielles irréversibles, il favorise partout sur le globe terrestre l'élément mondain et la mondanité technocratique, laquelle est de tout évidence l'antipode de tout amour de Dieu.

Cette mondanité utilitaire – franchement impie ou trompeusement chrétienne – ne saurait s'affirmer par une dialectique normale, elle a besoin d'arguments qui remplacent la réalité par des suggestions imaginatives des plus arbitraires. Au moins aussi déplaisant qu'un hyperbolisme inconsidéré, et bien davantage suivant les cas, est le biais faussement moralisant si commun au langage moderne : il consiste à vouloir justifier une erreur ou un mal quelconque par des étiquettes flatteuses et à vouloir compromettre une vérité ou un fait positif par des étiquettes infamantes, souvent en utilisant de fausses valeurs telles que la « jeunesse » et sans que les suggestions avancées aient le moindre rapport avec les choses auxquelles on les applique (18). Un autre vice de dialectique, ou un autre abus de pensée, est l'inversion du rapport causal et logique : on dira qu'il est temps d'inventer un idéal nouveau qui puisse enflammer les hommes, ou qu'il faut forger une mentalité capable de trouver beau le monde des machines et laid celui des sanctuaires, ou une mentalité capable de préférer la nouvelle messe ou la nouvelle religion à l'ancienne messe ou à la religion de toujours, et ainsi de suite. Comme le biais moralisant, le raisonnement inversant est totalement étranger à la dialectique orientale et à la dialectique traditionnelle tout court, et pour cause.

Nous pourrions signaler également, en passant, le raisonnement dynamiste qui subordonne la constatation d'un fait à la proposition d'une solution pratique – comme si la vérité n'avait pas sa raison d'être ou sa valeur en elle-même – ou le raisonnement utilitariste qui subordonne la vérité comme telle aux intérêts matériels des hommes physiques. Tout ceci n'est pas incompatible en fait avec un certains sens critique sur quelques plans extérieurs; s'il en est ainsi, l'inverse doit être possible également, à savoir la disproportion entre un discernement spirituel et un langage inconsidérément impulsif et hyperbolique. […]

(18) La propagande pour les innovations liturgiques et théologiques – et contre ceux qui n'en sont pas dupes – est un exemple particulièrement écœurant de ce procédé.”

Logic and Transcendence

“Ce sont les sophistes, Protagoras en tête, qui sont les véritables précurseurs de la pensée moderne; ce sont eux les « penseurs » proprement dits, en ce sens qu'ils se bornaient à ratiociner et ne se souciaient guère de « percevoir » et de rendre compte de ce qui « est ». Et c'est à tort qu'on a vu en Socrate, Platon et Aristote les pères du rationalisme, voire de la pensée moderne en général; sans doute, ils raisonnent — Shankara et Râmânuja en font autant — mais ils n'ont jamais dit que le raisonnement est l'alpha et l'oméga de l'intelligence et de la vérité, ni a fortiori que nos expériences ou nos goûts déterminent la pensée et priment l'intuition intellectuelle et la logique, quod absit.
Somme toute, la philosophie moderne est la codification d'une infirmité acquise; l'atrophie intellectuelle de l'homme marqué par la « chute » avait pour conséquence une hypertrophie de l'intelligence pratique, d'où en fin de compte l'explosion des sciences physiques et l'apparition de pseudo-sciences telles que la psychologie et la sociologie (1).
Quoi qu'il en soit, il faut reconnaître que le rationalisme bénéficie de circonstances atténuantes en face de la religion, dans la mesure où il se fait le porte-parole des besoins de causalité légitimes que suscitent certains dogmes, du moins quand on les prend à la lettre comme l'exige la théologie (2). D'une manière tout à fait générale, il va de soi qu'un rationaliste peut avoir raison sur le plan des observations et des expériences; l'homme n'est pas un système clos, bien qu'il puisse s'efforcer de l'être. Mais même en dehors de toute question de rationalisme et de dogmatisme, on ne peut en vouloir à personne d'être scandalisé par les sottises et les crimes perpétrés au nom de la religion, ou même simplement par les antinomies entre les différents credos; toutefois, comme les horreurs ne sont certes pas l'apanage de la religion — les prédicateurs de la « déesse raison » en fournissent la preuve —, il faut nous arrêter à la constatation que les excès et les abus sont dans la nature humaine. S'il est absurde et choquant que des crimes se réclament du Saint-Esprit, il n'est pas moins illogique et scandaleux qu'ils aient lieu à l'ombre d'un idéal de rationalité et de justice. […]”

The Transfiguration of Man