Frithjof Schuon: Tout (Page 3)

Frithjof Schuon était métaphysicien, théologien et philosophe suisse. Explorez des citations intéressantes sur tout.
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“Il y a deux manières de vaincre le monde, une vraie et une fausse. La vraie comprend la nature du monde et surmonte celui-ci au-delà de ses limites; la fausse ne comprend rien au monde et cherche à le surmonter au sein de ses limites. La vraie manière cherche ce qui est sec sur la plage, en dehors de la mer; la manière erronée cherche ce qui est sec dans la mer même, en tentant de la vider. Cette manière-ci est la foi ordinaire de ce monde, celle-là la certitude spirituelle élevée. Mais le fait que toute une partie de l'humanité reconnaisse cette manière erronée de surmonter le monde comme le principe de toutes les doctrines et de toutes les institutions - et en somme de toute activité et de toute aspiration - ne peut être possible qu'à notre époque, qui approche toujours plus inexorablement de sa fin.
La manière correcte est unitive, spirituelle, ramenant dans l'Intérieur et opérant l'harmonie; la manière fausse est multiplicatrice, orientée vers la nature grossière, entraînant vers l'extérieur et opérant la contradiction. La manière correcte domine la société humaine en fonction de ce qui la transcende, de l’Éternel, qui est son ultime destination; la manière fausse trompe la société sous le prétexte de son bien-être le plus extérieur et le plus limité, comme si l'homme en tant que tel - et qui plus est dans sa partie la plus éphémère, le corps - avait sa raison suffisante en lui-même et pouvait être la mesure et le but de lui-même et de toutes choses.”

“Le rapport d’analogie entre les intellections et les formes matérielles explique comment l’ésotérisme a pu se greffer sur l’exercice des métiers, et notamment sur l’art architectural; les cathédrales que les initiés chrétiens ont laissées derrière eux apportent le témoignage le plus explicite et aussi le plus éclatant de l’élévation spirituelle du moyen âge (2). Nous touchons ici à un aspect fort important de la question qui nous préoccupe : l’action de l’ésotérisme sur l’exotérisme moyennant les formes sensibles dont la production est précisément l’apanage de l’initiation artisanale; par ces formes, véritables véhicules de la doctrine traditionnelle intégrale, et qui grâce à leur symbolisme transmettent cette doctrine en un langage immédiat et universel, l’ésotérisme infuse à la portion proprement religieuse de la tradition une qualité intellectuelle et par là un équilibre dont l’absence entraînerait finalement la dissolution de toute la civilisation, comme cela s’est produit dans le monde chrétien. L’abandon de l’art sacré enleva à l’ésotérisme son moyen d’action le plus direct; la tradition extérieure insista de plus en plus sur ce qu’elle a de particulier, donc de limitatif; enfin, l’absence du courant d’universalité qui, lui, avait vivifié et stabilisé la civilisation religieuse par le langage des formes, occasionna des réactions en sens inverse; c’est-à-dire que les limitations formelles, au lieu d’être compensées, et par là stabilisées, par les interférences supra-formelles de l’ésotérisme, suscitèrent, par leur « opacité » ou « massivité » même, des négations pour ainsi dire infra-formelles, puisque venant de l’arbitraire individuel, et celui-ci, loin d’être une forme de la vérité, n’est qu’un chaos informe d’opinions et de fantaisies.

(2) Devant une cathédrale, on se sent réellement situé au centre du monde; devant une église en style Renaissance, baroque ou rococo, on ne se sent qu’en Europe”

The Transcendent Unity of Religions

“Que signifie qu’il n’y pas une continuation de l’œuvre de René Guénon par consensus? Je ne sais ce que font les Maçons guénoniens, mais je sais que le groupe soufique de Vâlsan correspond pleinement à tout ce que désirait Guénon; quant à moi l’œuvre de Guénon en tant qu’ensemble indivisible ne me concerne pas puisque je n’en accepte pas tous les axiomes, et on ne peut en bonne logique me reprocher de ne pas avoir réalisé un programme que je n’ai jamais eu l’intention de réaliser. »

« On peut ironiser sur des « excommunications réciproques » quand il s’agit d’une secte intrinsèquement hétérodoxe, donc d’une caricature, – de mormons, de béhaïstes, d’anthroposophes – mais non quand il s’agit d’un milieu normal et honorable se référant à des vérités spirituelles; dans ce dernier cas, même les anathèmes peuvent être honorables, et il y eut dans tous les climats, dans les premiers siècles du Christianisme aussi bien qu’aux débuts de l’Islam, et jusque dans les ordres monastiques et les confréries. « Les divergences des sages sont une bénédiction » disait le Prophète. Les guénoniens, dans leur ensemble sont des hommes respectables, et il faut respecter même leur divergences, lesquelles ne peuvent prêter au ridicule, ou plutôt au mépris, que dans les cas où un individu se mêle sottement ou effrontément des choses qui le dépassent; or je revendique la plus rigoureuse honorabilité non seulement pour moi-même, mais aussi pour mon ancien adversaire Vâlsan, dont j’ai toujours respecté la position – ce fut celle de Guénon – et avec lequel j’ai eu de bons rapports jusqu’à sa mort, malgré nos divergences. Mais il va sans dire que je ne saurais revendiquer cette honorabilité pour des personnes, guénoniennes ou non, qui n’ont ni vertu ni bonne foi. »

« Vâlsan me disait une fois qu’il y a peu d’hommes intelligents parmi les guénoniens, quelqu’en puisse être la raison; il parlait évidemment, non d’un groupe, mais de tous les guénoniens; et il avait une certaine expérience de leur moyenne, comme je l’ai moi-même. Une des raisons de cet état de choses est la suivante : l’ésotérisme attire, non seulement les hommes d’élite mais aussi les médiocres souffrant de sentiments d’infériorité qu’ils cherchent à compenser par quelque sublimation; et il y a ausi des psychopathes à la recherche soit d’un espace de rêve, soit d’un abri donnant un sentiment de sécurité. On ne peut pas empêcher que de tels hommes existent, mais ce n’est pas une raison pour être dupe de leur « orthodoxie », ni surtout de leur mythomanie. »

« J’ajouterai que Vâlsan fut la personnification du guénonisme intégral et inflexible, qu’il fut – lui seul – le « dauphin » de Guénon; qu’il fut un homme fort intelligent et profondément spirituel, en sorte qu’il me fut possible d’avoir avec lui les meilleurs rapports, malgré nos divergences. C’est d’ailleurs sa paix avec moi, et son désir de m’avoir comme collaborateur à la revue, qui est le principal chef d’accusation de la part des sectaires de Turin; »

[Frithjof Schuon – Lettre à Jean-Pierre Laurant (Pully avril 1976)]”

“Dans la critique de la preuve ontologique de Dieu, l'erreur consiste à ne pas voir qu'imaginer un objet quelconque n'est nullement la même chose que concevoir de l'absolu, ou l'Absolu en soi : car ce qui prime ici, ce n'est pas le jeu subjectif de notre esprit, c'est essentiellement l'Objet absolu qui le détermine et qui constitue même, en dernière analyse, la raison d'être de l'intelligence humaine. Sans un Dieu réel, point d'homme possible.
En parlant de l'argument ontologique, nous pensons à la thèse essentielle et non aux raisonnements en partie problématiques qui sont censés l'étayer. Au fond, la base de l'argument est l'analogie entre le méta-macrocosme et le microcosme, ou entre Dieu et l'âme : sous un certain rapport, nous somme ce qui est et par conséquent nous pouvons connaître tout ce qui est, donc l'Être en soi; car s'il y a le rapport d'incommensurabilité, il y a aussi celui d'analogie et même celui d'identité, sans quoi nous serions le néant pur et simple. Le principe de connaissance n'implique par lui-même aucune limitation; connaître, c'est connaître tout le connaissable, et celui-ci coincide avec le réel étant donné qu'a priori et dans l'Absolu le sujet et l'objet se confondent : connaître c'est être, et inversement. Ce qui nous ramène à la sentence arabe : « Qui connaît son âme, connaît son Seigneur. »; sans oublier la formule du sanctuaire de Delphe : « Connais-toi toi-même »… Si l'on nous dit que l'Absolu est inconnaissable, cela se rapporte non à notre faculté intellective de principe mais à telle modalité de facto de cette faculté; à telle écorce, non à la substance.”

To Have a Center

“Le matérialisme, par la logique des choses, aboutit à l'égalitarisme, donc à ce qui est le plus contraire à la nature humaine. En effet, si nous sommes tous égaux dans la matière, c'est-à-dire dans les besoins matériels et les lois physiques, cela n'a absolument rien à voir avec notre qualité d'hommes; or celle-ci est notre raison d'être, ou en d'autres termes, elle est ce qui seul nous distingue des animaux. Le matérialisme équivaut donc à une réduction de l'homme à l'animal, et même à l'animal le plus inférieur, puisque celui-ci est le plus collectif; cela explique la haine des matérialistes pour tout ce qui est supra-terrestre, transcendant, spirituel, car c'est précisément par le spirituel que l'homme n'est pas animal. Qui renie le spirituel renie l'humain : la distinction légale et morale entre l'homme et l'animal devient alors purement arbitraire, à la façon d'une tyrannie quelconque; c'est dire que l'homme perd, par son abdication, tous ses droits sur la vie des animaux qui, eux, ont les mêmes droits que l'homme, puisqu'ils ont les mêmes besoins matériels; on peut évidemment faire valoir le droit du plus fort, mais alors il n'est plus question d'égalité, et ce droit vaudra aussi pour les hommes entre eux. Enfin, il est encore une chose dont les matérialistes ne tiennent aucun compte, et c'est le fait que l'homme normal souffre d'être dans la chair : la honte qu'il éprouve de son existence physiologique est un indice suffisant du fait qu'il est, dans la matière, un étranger et un exilé; la transfiguration éventuelle de la chair par la beauté humaine ne change rien aux lois humiliantes de l'existence physique.”

The Eye of the Heart: Metaphysics, Cosmology, Spiritual Life

“L'Islam a perpétué jusqu'à nos jours le monde biblique, que le Christianisme, une fois européanisé, ne pouvait plus représenter; sans islam, le Catholicisme eût vite fait d'envahir tout le Proche Orient, ce qui eût signifié la destruction de l'Orthodoxie et des autres Eglises d'Orient et la romanisation – donc l'européanisation – de notre monde jusqu'aux confins de l'Inde; le monde biblique serait mort. On peut dire que l'Islam a eu le rôle providentiel d'arrêter le temps – donc d'exclure l'Europe – sur la partie biblique du globe et de stabiliser, tout en l'universalisant, le monde d'Abraham, qui fut aussi celui de Jésus; le Judaïsme étant émigré et dispersé, et le Christianisme s'étant romanisé, hellénisé et germanisé, Dieu « se repentit » - pour employer le mot de la Genèse – de ce développement unilatéral et suscita l'Islam, qu'il fit surgir du désert, ambiance ou arrière-plan du Monothéisme originel. Il y a là un jeu d'équilibre et de compensation dont les exotérismes ne sauraient rendre compte, et il serait absurde de le leur demander (1).

(1) Titus Burckhardt, ayant lu ces lignes, nous a communiqué au sujet du cycle Abraham-Mohammed les réflexions suivantes : « Il est significatif que la langue arabe soit la plus archaïque de toutes les langues sémitiques vivantes : son phonétisme conserve, à un son près, tous les sons indiqués par les plus anciens alphabètes sémitiques, et sa morphologie se retrouve dans le célèbre code de Hammourabi, qui est à peu près contemporain d'Abraham. » - « En fait, la Mecque avec la Kaaba construite par Abraham et Ismaël, est la ville sacrée oubliée, - oubliée à la fois par le Judaïsme, qui ignore le rôle prophétique d'Ismaël, et par le Chrisianisme, qui a hérité le même point de vue. Le sanctuaire de la Mecque, lequel est au Prophète ce que le Temple de Jérusalem est au Christ, - en un certain sens tout au moins, - est comme la « pierre rejetée par les bâtisseurs » et qui devient la pierre d'angle. Cette oublie du sanctuaire ismaélien, en même temps que la continuité Abraham-Ismaël-Mohammed, - le Prophète arabe étant de descendance ismaélienne, - ce double facteur nous montre comment l'économie divine aime à combiner le géométrique avec l'imprévu. Sans aucune importance est ici l'opinion de ceux qui voient dans l'origine abrahamique de la Kaaba un mythe musulman rétrospectif, et qui perdent totalement de vue que les anciens Arabes possédaient une mémoire généalogique à la fois extraordinaire et méticuleuse, comme d'ailleurs la plupart des nomades ou semi-nomades.”

Form and Substance in the Religions

“Les deux exemples suivants témoignent du même état d’esprit : tel croyant demande à Dieu diverses faveurs, non parce qu’il désire les obtenir, mais « pour obéir à l’ordre divin » exprimé par le Koran; comme si Dieu, en ordonnant ou en permettant la prière personnelle, n’avait pas en vue le but de cette prière, et comme si Dieu pouvait apprécier une obéissance dédaigneuse de la raison suffisante de l’acte ordonné ou permis! Dans le cas présent, « ordre » est d’ailleurs un bien grand mot; en réalité, Dieu ne nous ordonne pas d’avoir des besoins ni de lui adresser des demandes, mais il nous invite par miséricorde à lui demander ce qui nous manque; nous pouvons prier pour notre pain quotidien ou pour une guérison comme nous pouvons prier pour des grâces intérieures, mais il n’est pas question de prier pour prier parce que Dieu a ordonné pour ordonner. Le deuxième exemple que nous avons en vue est le suivant : inversement tel autre croyant, partant de l’idée que tout est prédestiné, s’abstient de formuler des prières - malgré « l’ordre divin » cette fois-ci! - car « tout ce qui doit arriver, arrive de toutes façons »; comme si Dieu se donnait la peine d’ordonner, ou de permettre, des attitudes superflues, et comme si la prière n’était pas prédestinée elle aussi! Certes, l’homme est le « serviteur » (abd), et la servitude (ubûdiyah) comporte l’obéissance; mais elle n’est pas de « l’art pour l’art », elle n’est que par ses contenus, d’autant que l’homme est « fait à l’image de Dieu »; l’oublier, c’est vider la notion même de l’homme de toute sa substance.”

Logic and Transcendence