Frithjof Schuon: Moins (Page 2)

Frithjof Schuon était métaphysicien, théologien et philosophe suisse. Explorez des citations intéressantes sur moins.
Frithjof Schuon: 255   citations 2   J'aime

“L'Islam a perpétué jusqu'à nos jours le monde biblique, que le Christianisme, une fois européanisé, ne pouvait plus représenter; sans islam, le Catholicisme eût vite fait d'envahir tout le Proche Orient, ce qui eût signifié la destruction de l'Orthodoxie et des autres Eglises d'Orient et la romanisation – donc l'européanisation – de notre monde jusqu'aux confins de l'Inde; le monde biblique serait mort. On peut dire que l'Islam a eu le rôle providentiel d'arrêter le temps – donc d'exclure l'Europe – sur la partie biblique du globe et de stabiliser, tout en l'universalisant, le monde d'Abraham, qui fut aussi celui de Jésus; le Judaïsme étant émigré et dispersé, et le Christianisme s'étant romanisé, hellénisé et germanisé, Dieu « se repentit » - pour employer le mot de la Genèse – de ce développement unilatéral et suscita l'Islam, qu'il fit surgir du désert, ambiance ou arrière-plan du Monothéisme originel. Il y a là un jeu d'équilibre et de compensation dont les exotérismes ne sauraient rendre compte, et il serait absurde de le leur demander (1).

(1) Titus Burckhardt, ayant lu ces lignes, nous a communiqué au sujet du cycle Abraham-Mohammed les réflexions suivantes : « Il est significatif que la langue arabe soit la plus archaïque de toutes les langues sémitiques vivantes : son phonétisme conserve, à un son près, tous les sons indiqués par les plus anciens alphabètes sémitiques, et sa morphologie se retrouve dans le célèbre code de Hammourabi, qui est à peu près contemporain d'Abraham. » - « En fait, la Mecque avec la Kaaba construite par Abraham et Ismaël, est la ville sacrée oubliée, - oubliée à la fois par le Judaïsme, qui ignore le rôle prophétique d'Ismaël, et par le Chrisianisme, qui a hérité le même point de vue. Le sanctuaire de la Mecque, lequel est au Prophète ce que le Temple de Jérusalem est au Christ, - en un certain sens tout au moins, - est comme la « pierre rejetée par les bâtisseurs » et qui devient la pierre d'angle. Cette oublie du sanctuaire ismaélien, en même temps que la continuité Abraham-Ismaël-Mohammed, - le Prophète arabe étant de descendance ismaélienne, - ce double facteur nous montre comment l'économie divine aime à combiner le géométrique avec l'imprévu. Sans aucune importance est ici l'opinion de ceux qui voient dans l'origine abrahamique de la Kaaba un mythe musulman rétrospectif, et qui perdent totalement de vue que les anciens Arabes possédaient une mémoire généalogique à la fois extraordinaire et méticuleuse, comme d'ailleurs la plupart des nomades ou semi-nomades.”

Form and Substance in the Religions

“La primauté de l’intention divine — donc du message — dans l’ordre des apparences, implique une conséquence fort paradoxale, mais néanmoins pertinente, à savoir l’existence d’une « double réalité » qui fait penser à la « double vérité » des scolastiques. C’est-à-dire qu'il faut distinguer, dans certains cas, entre une « réalité de fait » et une « réalité d’apparence » : que la terre soit ronde et qu’elle tourne autour du soleil, c’est un fait, mais qu’elle soit plate et que le soleil voyage d'un horizon à l’autre, n’en est pas moins, dans l’intention divine, une réalité pour nous; sans quoi l’expérience de l’homme — créature centrale et partant « omnisciente » — ne se bornerait pas, a priori et « naturellement », à ces constatations physiquement illusoires mais symboliquement pleines de sens. Encore que l’illusion physique soit relative, à un certain point de vue, car la terre, pour l’homme, est incontestablement faite de régions plates dont seulement la somme — imperceptible aux créatures terrestres — constitue une sphère; si bien qu’on devrait dire que la terre est plate et ronde à la fois. Quant au symbolisme traditionnel, il implique une portée morale, ce qui nous permet de conclure que l’homme n’a droit, en principe et a priori, qu’à une connaissance qu’il supporte, c’est-à-dire qu’il est capable d’assimiler; donc d’intégrer dans la connaissance totale et spirituelle qu’il est censé posséder en sa qualité d’homo sapiens (19)".

19. Incontestablement, la science moderne regorge de connaissances, mais la preuve est faite que l’homme ne les supporte pas, ni intellectuellement ni moralement. Ce n’est pas pour rien que les Écritures sacrées sont volontiers aussi naïves que possible, ce qui excite sans doute la moquerie des sceptiques mais n’empêche ni les simples ni les sages de dormir tranquilles.”

To Have a Center

“Peut-être vaut-il la peine de rendre compte ici du phénomène ambigu de la naïveté : celle-ci est avant tout du manque d'expérience combiné avec de la crédulité, comme le prouve l'exemple des enfants, même les plus intelligents. La crédulité peut avoir un fond positif: elle peut être l'attitude de l'homme véridique qui croit tout naturellement que tout le monde est comme lui; il y a des peuplades qui sont crédules parce qu'elles ignorent le mensonge. Il va donc de soi que la naïveté peut être chose toute relative : un homme qui ne connaît pas la psychologie des fous est un naïf aux yeux des psychiatres, même s'il est fort loin d'être un sot. S'il faut être « prudents comme les serpents » — à condition d'être « simples comme les colombes (7) » — c'est avant tout parce que l'ambiance dresse des embûches et qu'il faut savoir se défendre, c'est-à-dire que notre imagination doit avoir conscience des caprices de la mâyâ terrestre.

(7) Ce qui du reste fait penser aux « pauvres dans l'esprit », qui ne sont certes pas censés manquer de facultés mentales. On connaît cette histoire : les novices condisciples du jeune Thomas d'Aquin, connaissant sa crédulité - réelle ou apparente - l'appelèrent un jour pour lui montrer « un boeuf qui vole », puis se moquèrent de lui parce qu'il courut à la fenêtre pour voir le phénomène; il leur répondit : « Un boeuf qui vole est chose moins extraordinaire qu'un moine qui ment.”

Roots of the Human Condition

“… ] Un trait caractéristique de la culture occidentale depuis le Moyen Âge finissant est, du reste, une certaine féminisation : à l'extérieur, le costume masculin manifeste en effet, du moins dans les classes supérieures et surtout chez les princes, un besoin excessif de plaire aux femmes – ce qui est révélateur – tandis que dans la culture en général nous pouvons observer un accroissement de la sensibilité imaginative et émotive, bref une expressivité qui à rigoureusement parler va trop loin et « mondanise » les âmes au lieu de les intérioriser. La cause lointaine de ce trait pourrait être en partie le respect qu'avaient, selon Tacite, les Germains pour la femme – respect que nous sommes fort loin de blâmer –, mais ce trait tout à fait normal et louable eût été sans conséquence problématique s'il n'y avait pas eu un autre facteur beaucoup plus déterminant, à savoir la scission chrétienne de la société en clercs et laïcs; de ce fait, la société laïque devenait une humanité à part qui croyait de plus en plus avoir droit à la mondanité, dans laquelle la femme – qu'elle le veuille ou non – joue évidemment un premier rôle (3). Nous mentionnons cet aspect de la culture occidentale parce qu'il explique une certaine allure du génie extériorisé et hypersensible; et n'oublions pas d'ajouter que tout cela relève du mystère d'Ève et non de celui de Marie, lequel relève de la Mâyâ ascendante.

3 – Un signe de cette autocratie laïque et de la mondanité qui en résulte est, parmi les manifestations vestimentaires, le décolleté des femmes, déjà blâmé par Dante, et paradoxal non seulement au point de vue de l'ascétisme chrétien, mais aussi au point de vue du légalisme sémitique, lequel ignore précisément la distinction entre clercs et laïcs puisqu'il sacralise la société entière; ce n'est pas le phénomène de la dénudation qui étonne ici – car il existe légitimement dans l'hindouisme et ailleurs – mais c'est le fait que ce phénomène se produise en milieu chrétien. On pourrait dire aussi que la frivolité des mœurs laïques – les bals notamment – fait pendant au rigorisme exagéré des couvents, et que cette disparité trop ostentatoire marque un déséquilibre fauteur de toutes sortes d'oscillations subséquentes. Dans l'Inde, le maharadjah couvert de perles et le yogi couvert de cendre sont certes dissemblables, mais ils sont tous deux des « images divines ».”

To Have a Center

“Le fondement du « subjectivisme logique » des croyants est dans ce que nous pourrions appeler le « solipsisme religieux »; et celui-ci est inévitable pour deux raisons majeures. Premièrement, tout Message religieux est un Message d'Absolu; ce caractère d’Absolu pénètre tout le Message et lui confère sa qualité d’unicité. Dieu parle pour l'Intérieur et ne se préoccupe pas de l’extérieur en tant que tel; Il proclame « la Religion » sous une forme adaptée à telles possibilités humaines; Il ne fait pas de « religion comparée ». Deuxièmement, l'homme moyen n’est pas disposé à saisir ce caractère d'Absolu si on ne le lui suggère pas par l'unicité de l'expression; et Dieu n'entend pas compromettre cette compréhension par des précisions soulignant l'aspect extérieur de rela­tivité, donc étrangères à ce qui est la raison d'être du Message. Mais ceci ne saurait lier l'ésotérisme : d’une part parce qu'il n'est pas un Message religieux et qu’il relève de l’Intellect plutôt que de la Révélation, et d’autre part parce qu’il s'adresse à des hommes qui n'ont pas besoin d'une suggestion d'unicité et d'exclusivité, sur le plan de l'expression, pour saisir le caractère d’Absolu dans les énonciations sacrées.

Tout ceci est propre à faire comprendre que nous sommes aussi loin que possible d'approuver un « œcumé­nisme » gratuit et sentimentaliste, qui ne distingue pas entre la vérité et l'erreur et dont le résultat est l’indiffé­rence religieuse et le culte de l'homme. Ce qu'il s’agit d’entendre en réalité, c’est que la présence indéniable de la vérité transcendante, du sacré et du surnaturel sous des formes autres que celle de notre religion d’ori­gine, devrait nous amener, non le moins du monde à mettre en doute le caractère d’Absolu propre à notre religion, mais simplement à admettre l'inhérence de l’Absolu à un symbolisme doctrinal et sacramentel qui par définition le manifeste et le communique, mais qui également par définition — puisqu’il est d’ordre formel — est relatif et limité malgré son allure d’unicité. Allure nécessaire, nous l’avons dit, en tant que témoignage de l’Absolu, mais simplement indicative au point de vue de l’Absolu en soi, lequel se manifeste nécessairement par l’unicité et tout aussi nécessairement — en vertu de son Infinitude — par la diversité des formes. […]

Les divergences religieuses nous font penser aux contradictions entre les visions des mystiques, bien qu’il n’y ait là aucune commune mesure, sauf qu’il y a dans les deux cas une vérité intrinsèque sous-jacente : tel mystique brosse du purgatoire un tableau plutôt désespérant, tel autre insiste sur une joie d’espérance qui y règne, chaque perspective se trouvant appuyée par une imagerie qui la concrétise; le symbolisme se combine avec un frag-mentarisme isolant et un sentimentalisme biaisant. Comme dans le cas des religions, les contradictions formelles des imageries mystiques n’infirment pas la vérité intégrale dont elles rehaussent des aspects en fonction de telle perspective de crainte ou d’amour; mais nous n’avons pas besoin ici de recourir à l’ésotérisme pour dégager la vérité; la théologie y pourvoit en distinguant d’emblée entre les contenus de la croyance, suivant qu’ils sont nécessaires ou recommandés, ou simplement possibles.”

From The Divine To The Human: Survey Of Metaphysics And Epistemology

“La condition du moine constitue une victoire sur l'espace et le temps, ou sur le monde et la vie, en ce sens que le moine se situe par son attitude au centre et dans le présent : au centre par rapport au monde plein de phénomènes, et dans le présent par rapport à la vie pleine d’évènements. Concentration de prière et rythme de prière: ce sont en un certain sens les deux dimensions de l'existence spirituelle en général et monastique en particulier. Le religieux s'abstrait du monde, il se fixe en un lieu défini et le lieu est centre parce qu'il est consacré à Dieu, il ferme moralement les yeux, et reste sur place en attendant la mort, comme une statue placée dans une niche, pour parler saint François de Sales; par cette "concentration", le moine se situe sous l'axe divin, il participe déjà au Ciel en se rattachant concrètement à Dieu. Ce faisant, le contemplatif s'abstrait également de la durée, car par l'oraison - cette actualisation permanente de la conscience de Dieu -, il se situe dans un instant intemporel : l'oraison (ou le souvenir de Dieu) est maintenant et toujours, elle est "toujours maintenant" et appartient déjà l 'Éternité. La vie du moine, par l'élimination des mouvements désordonnés, est un rythme; orl e rythme est la fixation d'un instant - ou du présent - dans la durée, comme l'immobilité est la fixation d'un point -ou du centre - dans l'étendue; ce symbolisme fondé sur la loi de l'analogie devient concret en vertu de la consécration à Dieu.”

Light on the Ancient Worlds