“Comme elle est injuste, la critique qui ne voit dans le langage qu'une sclérose de l'expérience intime! Au contraire, le langage est toujours un peu en avant de notre pensée, un peu plus bouillonant que notre amour. Il est la belle fonction de l'imprudence humaine, la vantardise dynamogénique de la volonté, ce qui exagère la puissance. A plusieurs reprises, au cours de cet essai, nous avons souligné le caractère dynamique de l'exagération imaginaire. Sans cette exagération, la vie ne peut pas se développer. En toutes circonstances, la vie prend trop pour avoir assez. Il faut que l'imagination prenne trop pour que la pensée ait assez. Il faut que la volonté imagine trop pour réaliser assez.” Gaston Bachelard (1884–1962) philosophe français L'Air et les Songes, 1943 puissance , volonté , faute , pensée
“Cela est la vérité, telle que je l'ai vécue, mais je suis moi-même victime de mon regard rétrospectif. Sur l'image du jeune Arp, du jeune Werfel, du jeune Goll, du jeune Artaud, se superpose la couche cosmique de ce qu'ils sont devenus. La brèche vide de l'avenir n'existe plus, le temps a clarifié l'échiquier. Ce qui était espoir formulé devant une bière, parole excité, vantardise, devient déclaration lourde de sens. Le passé fétichisé s'impose même à ceux qui l'ont vécu. Le possible, maintenant, s'est mué en certitude. (…) Le temps est inracontable. Plus personne, même pas moi, ne peut comprendre toutes mes joies, toutes mes peines. Les instants, tels que je les ai vécus, ont peu à peu changé de consistance, s'y est superposé un sens nouveau auquel j'adhère actuellement. (…) Notre naissance est un hasard, notre mort une certitude. Entre ces accidents, une immense part de fatalité, de rêve et de somnambulisme conduit notre vie.” Claire Goll (1890–1977) écrivain et journaliste franco-allemande
“je lui tendis les trois pommes vertes que je venais de voler dans le verger. Elle les accepta et m'annonça, comme en passant :— Janek a mangé pour moi toute sa collection de timbres-poste.C'est ainsi que mon martyre commença. Au cours des jours qui suivirent, je mangeai pour Valentine plusieurs poignées de vers de terre, un grand nombre de papillons, un kilo de cerises avec les noyaux, une souris, et, pour finir, je peux dire qu'à neuf ans, c'est-à-dire bien plus jeune que Casanova, je pris place parmi les plus grands amants de tous les temps, en accomplissant une prouesse amoureuse que personne, à ma connaissance, n'est jamais venu égaler. Je mangeai pour ma bien-aimée un soulier en caoutchouc.Ici, je dois ouvrir une parenthèse.Je sais bien que, lorsqu'il s'agit de leurs exploits amoureux, les hommes ne sont que trop portés à la vantardise. A les entendre, leurs prouesses viriles ne connaissent pas de limite, et ils ne vous font grâce d'aucun détail.Je ne demande donc à personne de me croire lorsque j'affirme que, pour ma bien-aimée, je consommai encore un éventail japonais, dix mètres de fil de coton, un kilo de noyaux de cerises — Valentine me mâchait, pour ainsi dire, la besogne, en mangeant la chair et en me tendant les noyaux — et trois poissons rouges, que nous étions allés pêcher dans l'aquarium de son professeur de musique.Dieu sait ce que les femmes m'ont fait avaler dans ma vie, mais je n'ai jamais connu une nature aussi insatiable. C'était une Messaline doublée d'une Théodora de Byzance. Après cette expérience, on peut dire que je connaissais tout de l'amour. Mon éducation était faite. Je n'ai fait, depuis, que continuer sur ma lancée.Mon adorable Messaline n'avait que huit ans, mais son exigence physique dépassait tout ce qu'il me fut donné de connaître au cours de mon existence. Elle courait devant moi, dans la cour, me désignait du doigt tantôt un tas de feuilles, tantôt du sable, ou un vieux bouchon, et je m'exécutais sans murmurer. Encore bougrement heureux d'avoir pu être utile. A un moment, elle s'était mise à cueillir un bouquet de marguerites, que je voyais grandir dans sa main avec appréhension — mais je mangeai les marguerites aussi, sous son oeil attentif — elle savait déjà que les hommes essayent toujours de tricher, dans ces jeux-là — où je cherchais en vain une lueur d'admiration. Sans une marque d'estime ou de gratitude, elle repartit en sautillant, pour revenir, au bout d'un moment, avec quelques escargots qu'elle me tendit dans le creux de la main. Je mangeai humblement les escargots, coquille et tout.A cette époque, on n'apprenait encore rien aux enfants sur le mystère des sexes et j'étais convaincu que c'était ainsi qu'on faisait l'amour. J'avais probablement raison. Le plus triste était que je n'arrivais pas à l'impressionner. J'avais à peine fini les escargots qu'elle m'annonçait négligemment :— Josek a mangé dix araignées pour moi et il s'est arrêté seulement parce que maman nous a appelés pour le thé.Je frémis. Pendant que j'avais le dos tourné, elle me trompait avec mon meilleur ami. Mais j'avalai cela aussi. Je commençais à avoir l'habitude.(La promesse de l'aube, ch. XI)” Romain Gary livre La Promesse de l'aube Promise at Dawn