Marguerite Yourcenar: Tout (Page 2)

Marguerite Yourcenar était écrivaine française. Explorez des citations intéressantes sur tout.
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“Rien dans cette immensité n'avait de nom : il se retint de penser que l'oiseau qui pêchait, balancé sur une crête, était une mouette, et l'étrange animal qui bougeait dans une mare ses membres si différents de ceux de l'homme une étoile de mer. La marée baissait toujours, laissant derrière elle des coquillages aux spirales aussi pures que celles d'Archimède; le soleil montait insensiblement, diminuant cette ombre humaine sur le sable. Plein d'une révérencieuses pensée qui l'eût fait mettre à mort sur toutes les places publiques de Mahomet ou du Christ, il songea que les symboles les plus adéquats du conjectural Bien Suprême sont encore ceux qui passent absurdement pour les plus idolâtres, et ce globe igné le seul Dieu visible pour des créatures qui dépériraient sans lui. De même, le plus vrai des anges était cette mouette qui avait de plus que les Séraphins et les Trônes l'évidence d'exister. Dans ce monde sans fantômes, la férocité même était pure : le poisson qui frétillait sous la vague ne serait dans un instant qu'un sanglant bon morceau sous le bec de l'oiseau pêcheur, mais l'oiseau ne donnait pas de mauvais prétexte à sa faim. Le renard et le lièvre, la ruse et la peur, habitaient la dune où il avait dormi, mais le tueur ne se réclamait pas de lois promulguées jadis par un renard sagace ou un renard-dieu; la victime ne se croyait pas châtiée pour ses crimes et ne protestait pas en mourant de sa fidélité à son prince. La violence du flot était sans colère. La mort, toujours obscène chez les hommes, était propre dans cette solitude.”

L'Œuvre au noir, 1968

“Je ne sais pas, mon amie, à quoi nous serviraient nos tares, si elles ne nous enseignaient la pitié.
Je m'habituai. On s'habitue facilement. Il y a une jouissance à savoir qu'on est pauvre, qu'on est seul et que personne ne songe à nous. Cela simplifie la vie. Mais c'est aussi une grande tentation. Je revenais tard, chaque nuit, par les faubourgs presque déserts à cette heure, si fatigué que je ne sentais plus la fatigue. Les gens que l'on rencontre dans les rues, pendant le jour, donnent l'impression d'aller vers un but précis, que l'on suppose raisonnable, mais, la nuit, ils paraissent marcher dans leurs rêves. Les passants me semblaient, comme moi, avoir l'aspect vague de figures qu'on voit dans les songes, et je n'étais pas sûr que toute la vie ne fût pas un cauchemar inepte, épuisant, interminable. Je n'ai pas à vous dire la fadeur de ces nuits viennoises. J'apercevais quelquefois des couples d'amants étalés sur le seuil des portes, prolongeant tout à leur aise leurs entretiens, ou leurs baisers peut-être ; l'obscurité, autour d'eux, rendait plus excusable l'illusion réciproque de l'amour ; et j'enviais ce contentement placide, que je ne désirais pas. Mon amie, nous sommes bien étranges. J'éprouvais pour la première fois un plaisir de perversité à différer des autres ; il est difficile de ne pas se croire supérieur, lorsqu'on souffre davantage, et la vue des gens heureux donne la nausée du bonheur.”

Alexis ou le Traité du Vain Combat, 1929

“Cette séparation alchimique, si dangereuse que les philophes hermétiques n’en parlaient qu’à mots couverts, si ardue que de longues vies s’étaient usées en vain à l’obtenir, il l’avait confondue jadis avec une rébellion facile. Puis, rejetant ce fatras de rêvasseries aussi antiques que l’illusion humaine, ne retenant de ses maîtres alchimistes que quelques recettes pragmatiques, il avait choisi de dissoudre et de coaguler la matière dans le sens d’une expérimentation faite avec le corps des choses. Maintenant, les deux branches de la parabole se rejoignaient; la mors philosophica, s’était accomplie : l’opérateur brûlé par les acides de la recherche était à la fois sujet et objet, alambic fragile et, au fond du réceptacle, précipité noir. L’expérience qu’on avait cru pouvoir confiner à l’officine s’était étendue à tout. S’en suivait-il que les phases subséquentes de l’aventure alchimique fussent autre chose que des songes, et qu’un jour il connaîtrait aussi la pureté ascétique de l’ Œuvre au Blanc, puis le triomphe de l’esprit et des sens qui caractérise l’ Œuvre au Rouge? Du fond de la lézarde naissait une Chimère. Il disait Oui par audace, comme autrefois par audace il avait dit Non. Il s’arrêtait soudain, tirant violemment sur ses propres rênes. La première phase de l’Œuvre avait demandé toute sa vie. Le temps et les forces manquaient pour aller plus loin, à supposer qu’il y eût une route, et que par cette route un homme pût passer. Ou ce pourrissement des idées, cette mort des instincts, ce broiement des formes preque insupportables à la nature humaine seraient rapidement suivis par la mort véritable, et il serait curieux de voir par quelle voie, ou l’esprit revenu des domaines du vertige reprendrait ses routines habituelles, muni seulement de facultés plus libres et comme nettoyées. Il serait beau d’en voir les effets.”