Marguerite Yourcenar: Citations tendances (Page 3)

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Marguerite Yourcenar: 193   citations 9   J'aime

“Je me rappelle mon entrée sur la scène, à mon premier concert. […] Je n'aimais pas ce public pour qui l'art n'est qu'une vanité nécessaire, ces visage composés dissimulant les âmes, l'absence des âmes. Je concevais mal qu'on pût jouer devant des inconnus, à heure fixe, pour un salaire versé d'avance. Je devinais les appréciations toutes faites, qu'ils se croyaient obligés de formuler en sortant; je haïssais leur goût pour l'emphase inutile, l'intérêt même qu'ils me portaient, parce que j'étais de leur monde, et l'éclat factice dont se paraient les femmes. Je préférais encore les auditeurs de concerts populaires, donnés le soir dans quelque salle misérable, où j'acceptais parfois de jouer gratuitement. Des gens venaient là dans l'espoir de s'instruire. Ils n'étaient pas plus intelligents que les autres, ils étaient seulement de meilleur volonté. Ils avaient dû, après leur repas, s'habiller le mieux possible; ils avaient dû consentir à avoir froid, pendant deux longues heures, dans une salle presque noire. Les gens qui vont au théâtre cherchent à s'oublier eux-mêmes; ceux qui vont au concert cherchent plutôt à se retrouver. Entre la dispersion du jour et la dissolution du sommeil, ils se retrempent dans ce qu'ils sont. Visage fatigués des auditeurs du soir, visages qui se détendent dans leurs rêves et semblent s'y baigner. Mon visage… En ne suis-je pas aussi très pauvre, moi qui n'ai ni amour, ni foi, ni désir avouable, moi qui n'ai que moi-même sur qui compter, et qui me suis presque toujours infidèle? (p. 82-83)”

Alexis ou le Traité du vain combat / Le Coup de grâce

“Et, assurément, la réalité est plus sombre encore que n'osait la prévoir le savant [F. Schrader] qui formulait en 1911 ces conclusions, dont les technocrates et les promoteurs de l'époque ont dû sourire. Il ne pouvait imaginer ni les pluies acides, ni la pollution des rivières et des mers par le mercure et les autres déchets de l'industrie chimique et atomique, ou par l'élévation artificielle de la température de l'eau due aux usines riveraines. Il n'avait pas prévu que plus de deux mille espèces animales seraient exterminées avant la fin du siècle; il ne savait encore rien de l'usage des herbicides, ni des sournois dépotoirs atomiques, cachés dans des endroits écartés, quand ce n'est pas aux abords des villes, ou transportés secrètement à prix d'or pour continuer leur cycle millénaire de nuisance dans le sous-sol des continents pauvres. Il n'eût même pas été capable d'imaginer le désastre de nos marées noires, fruit de l'incurie et de l'avidité, car une construction plus solide et plus rationnelle des pétroliers obligerait à en éliminer la plupart. Il ne pouvait pas prévoir non plus la destruction de la stratosphère, la raréfaction de l'oxygène et de l'ozone, la calotte thermique obscurcissant la lumière solaire et élevant artificiellement la température au ras du sol.
On voit du moins qu'il en savait assez pour signaler le chemin pris par nos apprentis sorciers et par nos marchands du Temple, qui de nos jours n'encombrent plus seulement les abords des sanctuaires mais la terre entière. Ce qu'il disait, avec quelques autres (Albert Schweitzer, un peu plus tard, en Afrique, était alerté lui aussi par les trop soudains changements de climat), nous le crions aujourd'hui. (p. 275)”

Les Yeux ouverts : Entretiens avec Matthieu Galey

“Rien dans cette immensité n'avait de nom : il se retint de penser que l'oiseau qui pêchait, balancé sur une crête, était une mouette, et l'étrange animal qui bougeait dans une mare ses membres si différents de ceux de l'homme une étoile de mer. La marée baissait toujours, laissant derrière elle des coquillages aux spirales aussi pures que celles d'Archimède; le soleil montait insensiblement, diminuant cette ombre humaine sur le sable. Plein d'une révérencieuses pensée qui l'eût fait mettre à mort sur toutes les places publiques de Mahomet ou du Christ, il songea que les symboles les plus adéquats du conjectural Bien Suprême sont encore ceux qui passent absurdement pour les plus idolâtres, et ce globe igné le seul Dieu visible pour des créatures qui dépériraient sans lui. De même, le plus vrai des anges était cette mouette qui avait de plus que les Séraphins et les Trônes l'évidence d'exister. Dans ce monde sans fantômes, la férocité même était pure : le poisson qui frétillait sous la vague ne serait dans un instant qu'un sanglant bon morceau sous le bec de l'oiseau pêcheur, mais l'oiseau ne donnait pas de mauvais prétexte à sa faim. Le renard et le lièvre, la ruse et la peur, habitaient la dune où il avait dormi, mais le tueur ne se réclamait pas de lois promulguées jadis par un renard sagace ou un renard-dieu; la victime ne se croyait pas châtiée pour ses crimes et ne protestait pas en mourant de sa fidélité à son prince. La violence du flot était sans colère. La mort, toujours obscène chez les hommes, était propre dans cette solitude.”

L'Œuvre au noir, 1968