Didier Eribon: Sociale

Didier Eribon est philosophe et sociologue français. Explorez des citations intéressantes sur sociale.
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“Le langage quotidien (tout comme le langage des images) est de part en part traversé par des rapports de force, par des rapports sociaux (de classe, de sexe, d'âge, de race, etc.), et c'est dans et par le langage (et l'image) que se joue la domination symbolique, c'est-à-dire la définition - et l'imposition - des perceptions du monde et des représentations socialement légitimes. Le dominant, comme le dit Pierre Bourdieu, est celui qui réussit à imposer la manière dont il veut être perçu, et le dominé, celui qui est défini, pensé et parlé par le langage de l'autre et/ou celui qui ne parvient pas à imposer la perception qu'il à de lui-même. Seules les périodes de crise sociale, culturelle, ou au moins l'irruption de mobilisations politiques ou culturelles, peuvent permettre une mise en question de cet ordre symbolique des représentations et du langage dont al force principale est de se présenter comme ressortissant aux évidences d'un ordre naturel, immuable, et sur lequel on ne s'interroge pas ou sur lequel on s'interroge faussement pour mieux le réaffirmer dans son arbitraire en le présentant comme ayant toujours existé.
La mobilisation politique, l'action politique, sont toujours des batailles pour la représentation, pour le langage et les mots. Ce sont des luttes autour de la perception du monde. La question qui s'y joue est de savoir qui définit la perception et la définition d'un groupe et la perception et la définition du monde en général. La mobilisation, l'action politique, consistent souvent, pour un groupe, à essayer de faire valoir, d'imposer la manière dont il se perçoit lui-même, et d'échapper ainsi à la violence symbolique exercée par la représentation dominante. Mais il convient de préciser qu'il n'y a pas, pour les gays, encore moins pour les « gays et lesbiennes », une manière d'être et de se penser soi-même qui préexisterait et qu'il conviendrait de découvrir et de manifester au grand jour, et encore moins une seule et unique manière d'être et de « se percevoir », ce qui constitue toute la complexité du mouvement gay et lesbien et explique le fait, si souvent souligné, que les définitions qu'il peut donner de lui-même ne sont que des constructions provisoires, fragiles et nécessairement contradictoires entre elles. (p. 117-118)”

Insult and the Making of the Gay Self

“Toute la difficulté de "l'authenticité" pour un gay, c'est qu'il est bien difficile de savoir comment s'identifier à une "identité" qui est nécessairement plurielle, multiple : c'est une identité sans identité. Une identité toujours à créer. En effet, il n'y a pas de "moi" à "être", qui préexisterait à ce que l'on fait advenir à l'existence, dès lors qu'on veut s'arracher aux contenus psychologiques imposés par le discours social et culture (médical, psychanalytique, juridique…) sur l'homosexualité. C'est pourquoi Henning Bech peut dire que l'homosexuel est un "existentialiste-né" car l'existence précède et précédera (toujours) l'essence : l'identité gay, dès lors qu'elle est choisie et non plus subie, n'est jamais donnée. Mais pour se construire, elle se réfère nécessairement à des modèles déjà établis, déjà visibles (dans leur multiplicité), et l'on peut dire, par conséquent, qu'il s'agit de "se faire gay" non seulement au sens de se créer comme tel, mais aussi, peut-être, de le faire en s'inspirant d'exemples déjà disponibles dans la société et dans l'histoire, et en les retravaillant, en les transformant. Si "identité" il y a, c'est une identité personnelle qui se crée dans le rapport à une identité collective. Elle s'invente dans et par les "personnages sociaux", les "rôles" que l'on "joue" et qu'on porte à l'existence dans un horizon de recréation collective de la subjectivité. (p. 171-172)”

Insult and the Making of the Gay Self

“L'élimination scolaire passe souvent par l'autoélimination, et par la revendication de celle-ci comme s'il s'agissait d'un choix : la scolarité longue, c'est pour les autres, ceux "qui ont les moyens" et qui se trouvent être les mêmes que ceux à qui "ça plaît". Le champ des possibles -- et même celui des possibles simplement envisageables, sans parler de celui des possibles réalisables -- est étroitement circonscrit par la position de classe. C'est comme s'il y avait une étanchéité presque totale entre les mondes sociaux. Les frontières qui séparent ces mondes définissent, à l'intérieure de chacun d'eux, des perceptions radicalement différentes de c qu'il est imaginable d'être et de devenir, de ce à quoi on peut aspirer ou non : on sait que, ailleurs, il en va autrement, mais cela se passe dans un univers inaccessible et lointain, et l'on ne se sent donc ni exclu ni même privé de quoi que ce soit lorsqu'on n'a pas accès à ce qui constitue dans ces régions sociales éloignées la règle tout aussi évidente. C'est l'ordre des choses, voilà tout. Et l'on ne voit pas comment fonctionne cet ordre, car cela nécessiterait de pouvoir se regarder soi-même de l'extérieur, d'adopter une vue en surplomb sur sa propre vie et sur celle des autres. Il faut être passé, comme ce fut mon cas, d'un côté à l'autre de la ligne de démarcation pour échapper à l'implacable logique de ce qui va de soi et apercevoir la terrible injustice de cette distribution inégalitaire des chances et des possibles. Cela n'a guère changé, d'ailleurs : l'âge de l'exclusion scolaire s'est déplacé, mais la barrière sociale entre les classes reste la même. (p. 51)”

Returning to Reims

“La gauche socialiste se lançait sur la voie d'une mutation profonde, qui allait s'accentuer d'année en année, et commençait de se placer avec un enthousiasme suspect sous l'emprise d'intellectuels néoconservateurs qui, sous couvert de renouveler la pensée de gauche, travaillaient à effacer tout ce qui faisait que la gauche était la gauche. Se produisait, en réalité, une métamorphose générale et profonde des ethos autant que des références intellectuelles. On en parla plus d'exploitation et de résistance, mais de « modernisation nécessaire » et de « refondation sociale »; plus de rapports de classe, mais de « vivre-ensemble »; plus de destins sociaux, mais de « responsabilité individuelle ». La notion de domination et l'idée d'une polarité structurante entre les dominants et les dominés disparurent du paysage politique de la gauche officielle, au profit de l'idée neutralisante de « contrat sociale », de « pacte social », dans le cadre desquels des individus définis comme « égaux en droit » (« égaux »? Quelle obscène plaisanterie!) étaient appelés à oublier leurs « intérêts particuliers » (c'est-à-dire à se taire et à laisser les gouvernants gouverner comme ils l'entendaient). Quels furent les objectifs idéologique de cette « philosophie politique », diffusée et célébrée d'un bout à l'autre du champ médiatique, politique et intellectuel, de la droite à la gauche (ses promoteurs s'évertuant d'ailleurs à effacer la frontière entre la droite et la gauche, en attirant, avec le consentement de celle-ci, la gauche vers la droite)? L'enjeu était à peine dissimulé : l'exaltation sur « sujet autonome » et la volonté concomitante d'en finir avec les pensée qui s'attachaient à prendre en considération les déterminismes historiques et sociaux eurent pour principale fonction de défaire l'idée qu'il existait des groupes sociaux - des « classes » - et de justifier ainsi le démantèlement du welfare state et de la protection sociale, au nom d'une nécessaire individualisation (ou décollectivisation, désocialisation) du droit du travail et des systèmes de solidarité et de redistribution. Ces vieux discours et ces vieux projets, qui étaient jusqu'alors ceux de la droite, et ressassé obsessionnellement par la droite, mettant en avant la responsabilité individuelle contre le « collectivisme », devinrent aussi ceux d'une bonne partie de la gauche. Au fond, on pourrait résumer la situation en disant que les partis de gauche et leurs intellectuels de parti et d'État pensèrent et parlèrent désormais un langage de gouvernants et non plus le langage des gouvernés, s'exprimèrent au nom de gouvernants (et avec eux) et non plus au nom des gouvernés (et avec eux), et donc qu'ils adoptèrent sur le monde un point de vue de gouvernants en repoussant avec dédain (avec une grande violence discursive, qui fut éprouvée comme telle par ceux sur qui elle s'exerça) le point de vue des gouvernés. Tout au plus daigna-t-on, dans les versions chrétiennes ou philanthropiques de ces discours néoconservateurs, remplacer les opprimés et les dominés d'hier - et leurs combats - par les « exclus » d'aujourd'hui - et leur passivité présomptive - et se pencher sur eux comme les destinataires potentiels, mais silencieux, de mesures technocratiques destinés à aider les « pauvres » et les « victimes » de la « précarisation » et de la « désaffiliation ». Ce qui n'était qu'une autre stratégie intellectuelle, hypocrite et retorse, pour annuler toute approcher en termes d'oppression et de lutte, de reproduction et de transformation des structures sociales, d'inertie et de dynamique des antagonismes de classe. (p. 130-132)”

Returning to Reims

“[…] la subversion est toujours partielle et localisée. Elle ne peut être pensée que relationnellement : liée à un contexte, à une situation, à une institution. La subversion subvertit quelque chose, à un moment donné, ou bien n'est rien du tout. Par conséquent, il faut se demander sur quel point opère une "subversion" et ce qu'elle déstabilise. Et chercher à savoir ce qui, dans chaque situation, est le plus "subversif". Il apparaît alors clairement que, dans certains cas, l'aspiration au "conformisme" est plus déstabilisatrice et peut se révéler bien plus subversive que toutes les proclamations révolutionnaires. L'on constate même aujourd'hui que ceux qui défendent l'ordre social (ou l'"ordre symbolique") contre les revendications du droit au mariage homosexuel peuvent, à l'inverse, parfaitement ignorer les comportements qui se croient subversifs, ou même, chez les plus "libéraux" d'entre eux, les apprécier et les encourager comme un ailleurs exotique dans lequel ils aimeraient cantonner les gays et les lesbiennes plutôt que les laisser revendiquer l'accès à l'égalité. La "subversion" est désormais concédée aux gays et aux lesbiennes, à condition qu'ils n'en sortent pas. Ce qui tendrait à montrer que ce qui est subversif aujourd'hui, c'est de refuser ce rôle assigné et attendu socialement. La dénonciation obsessionnelle, au début des années quatre-vingt-dix en France, du "communautarisme" (c'est-à-dire des "espaces de liberté" dont parlait Foucault) a bien vite cédé la place à la dénonciation acharnée, et de toute évidence bien plus décisive pour les défenseurs de l'ordre établi, des revendications, pourtant "universalistes", du droit au mariage, à la parenté, à la famille (cette demande d'être reconnus par les valeurs établies dont Foucault disait qu'elle était bien plus "folle"). Et l'on voit même les deux accusations coexister dans les mêmes discours, au détriment de toute cohérence ou de toute logique : ne restez pas dans les marges, n'entrez pas dans la norme; ne soyez pas dehors, ne soyez pas dedans… Bref : disparaissez, on ne veut plus entendre parler de vous. (p. 194-195)”

Insult and the Making of the Gay Self